Les dispositifs sociaux sont supposés lutter contre les inégalités engendrées par notre société. Mais au lieu d’aider les précaires à s’autonomiser, ne servent-ils pas à contrôler les plus démuni-e-s et à les remettre dans le « droit chemin », celui du travail ?
Apparus pour atténuer, voire corriger les effets d’une société basée sur la réussite individuelle (et donc participer d’une meilleure répartition des richesses), les « services aux précaires » ne se sont jamais attaqués aux fondements d’une société génératrice d’inégalités (de classe, de genre 1, etc.) et de détresse sociale. On peut même affirmer qu’ils y ont contribué. Prenons un exemple, celui des aides au logement : ont-elles résolu un problème de société tel que l’accès à un logement pour toutes et tous en refusant d’en faire une source de profit pour quelques-un-e-s ? Non, elles ont plutôt contribué à renforcer les prix de l’immobilier et donc à valoriser le patrimoine des propriétaires. Ces « aides » délivrées par l’État ont à l’inverse introduit une dépendance accrue des populations touchées par la hiérarchisation de la société – pour suivre notre exemple : impossibilité de se loger sans compter sur l’allocation logement. Les « services » aux précaires constituent ainsi un formidable outil de pouvoir.
La création de dispositifs tels que la couverture médicale universelle (CMU) ou le revenu minimum d’insertion (RMI), présentée comme un devoir de solidarité envers les plus démuni-e-s dissimule mal les motivations réelles, qui sont davantage à rechercher du côté du coût nécessaire à payer pour obtenir la paix sociale ou de la justification de la course au profit conduisant à la précarisation des conditions d’existence (ouvriers jetables, dépendance accrue au monde marchand, etc.). Il apparaît clairement qu’ils visent la pérennisation d’un système économique profondément inégalitaire, comme le révèle le « I » d’insertion accolé à revenu minimum. Les dispositions pratiques pour être éligible à la pompeuse CMU séparant les « bénéficiaires » des personnes qui en sont exclues (sans-papier-e-s et une partie des travailleurs-euses pauvres) vident de son sens le « U » de universelle.
Dans un contexte de libéralisme décomplexé, la confusion des genres entre accompagnement à la personne et outil de gestion et d’exploitation qui a toujours guidé les services aux précaires connaît un nouveau glissement dans les dernières réformes sociales (création du RSA 2, fusion Assedic-ANPE). La rentabilité comptable est difficilement compatible avec un accompagnement à la personne gourmand en temps et en personnel pour réaliser le grand écart entre épanouissement de l’individu-e et société basée sur le profit.
On s’éloigne du terrain de la solidarité, on accélère la destruction généralisée des acquis sociaux, on organise la pauvreté et les injustices sociales, on isole les personnes face à l’administration, compliquant ainsi l’organisation de toute forme de lutte collective. Les précaires, les sans-emploi, deviennent des marchandises, de la matière première. Cela apparaît clairement dans le langage utilisé au sein des institutions sociales : on parle de « stocks » ou de « flux » de chômeurs, de « portefeuille de demandeurs d’emploi », les usager-e-s deviennent des « clients »…
Des « clients » qu’il faut absolument mettre ou remettre au travail (valeur fondamentale dans cette organisation libérale), à défaut « occuper » ou faire disparaître. Les « bénéficiaires » des « services aux précaires » subissent en permanence le chantage à la radiation et à la suspension des aides. Depuis trente ans, les médias distillent l’idée d’un « trou » dans les caisses qui serait notamment dû à celles et ceux qui profitent de la « générosité » de l’« État providence ». Ce discours se radicalise avec le temps et les crises successives. Cette stratégie de la culpabilisation a permis de diviser les précaires en au moins deux catégories : celles et ceux qui méritent et celles et ceux qui profitent. Peu importe que ces aides soient issues de la solidarité (de celles et ceux qui cotisent pour celles et ceux qui ne cotisent plus ou pas faute de revenus du travail – maladie, vieillesse, chômage) et qu’elles soient un acquis et un dû. Elles apparaissent aujourd’hui comme une dette et un indu dont chaque « bénéficiaire » est responsable.
Dans cette logique, tout un arsenal de mesures a été mis en place dans lequel Pôle emploi joue un rôle central :
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la fameuse « offre raisonnable d’emploi » (ORE) qui oblige le chômeur-euse à accepter tout type de travail sous n’importe quelle condition (emplois sous-payés, horaires et lieux géographiques inadaptés à sa vie privée, etc ?) et à se convertir en main-d’œuvre malléable et corvéable à merci. Le refus implique une radiation des listes de demandeurs d’emploi pendant deux mois, privant l’individu-e de toute ressource. Cette disposition n’existe que pour en finir avec les offres d’emploi non pourvues et constitue donc un service exemplaire rendu au patronat ;
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l’allocation pour les chômeurs-euses en fin de droit : d’un montant de quatre cent vingt euros, elle ne peut être perçue qu’à condition que l’on ait recherché un emploi aidé (CAE ou le nouveau contrat unique d’insertion) pour un salaire de misère ou une formation dans un secteur en tension. Une formation qui répond donc aux besoins du marché et non aux motivations individuelles qui pourraient aller dans le sens d’un travail socialement utile ;
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l’inscription à des ateliers divers et variés, souvent confiés à des prestataires privés et qui peuvent souvent être considérés comme uniquement occupationnels : par exemple, des ateliers de relooking où l’on apprend à se vêtir et à parler ou des formations à la stratégie de recherche d’emploi (STR) où l’on apprend à réussir son entretien d’embauche en évitant de porter une chemise tachée, à téléphoner à un employeur potentiel, à identifier et mobiliser nos ressources personnelles pour les mettre au service des employeurs.
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pressions et primes de performance aux agents jugés sur le quantitatif (nombre de placements et de radiations) qui répondent à la nécessité de « faire du chiffre », c’est-à-dire baisser artificiellement les statistiques du chômage et rogner sur le budget social.
On compte environ trente-cinq à quarante-cinq mille radiations mensuelles. La moitié correspond à une absence à un rendez-vous obligatoire. Les difficultés de déplacement, un enfant malade… ne constituent pas un motif légitime d’absence. Cette déshumanisation de la relation à l’usager-e se matérialise également avec le développement du « tout machine » : instauration de lignes téléphoniques, payantes de surcroît puisque nous sommes des « clients » (3949, etc.), omniprésence de l’informatique qui normalise nos comportements et nos profils, automatise les radiations, réduit le rôle des agents de Pôle emploi à cocher des cases dans des logiciels de gestion des ressources humaines. Le passage obligé par l’informatique stigmatise l’immense majorité des « demandeurs d’emploi » non usagers de cet outil et renforce l’idée qu’ils sont inaptes, responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent et qu’ils doivent « s’adapter », « s’insérer ».
Une logique du contrôle
Et, parce qu’être « bénéficiaire » de droits sociaux est devenu aujourd’hui synonyme de paresse, de fraude et de responsabilité individuelle – idée largement répandue par nos gouvernements successifs et fidèlement relayée dans les médias dominants depuis vingt ans –, on multiplie les lois, décrets et circulaires internes aux services sociaux pour y traquer le fraudeur, mettre au pas le fainéant mais aussi dénoncer le sans-papiers. La future loi LOPPSI II instaure l’assermentation de salarié-e-s de Pôle emploi qui seront habilité-e-s à délivrer des procès-verbaux pour fraude constatée ou défaut de papiers en règle et jouer ainsi le rôle du flic.
Auparavant aléatoire, le contrôle est devenu systématique. Depuis fin 2008, le fisc transmet automatiquement à la CAF les déclarations de ses 11,3 millions d’allocataires. Celle-ci peut et doit également interroger l’Unedic et Pôle emploi, les conseils généraux et préfectures, les caisses d’assurance-maladie, de vieillesse, etc., tâche généralisée et facilitée par le recoupement des différents fichiers de ces institutions. Ponctuellement, elle consulte EDF, les opérateurs de téléphonie, d’Internet, et les banques, sans parler des visites à domicile pour évaluer les « éléments de train de vie » autorisées par décret depuis janvier 2008. Un contrôleur peut ainsi évaluer selon une grille très précise les biens du bénéficiaire de prestations sociales et voir si ceux-ci correspondent à ceux du pauvre qu’il doit être.
Pourtant, à entendre M. Daniel Buchet, responsable de la mission Fraude à la Caisse nationale des allocations familiales à propos de son dernier rapport : « … Si l’on se réfère aux idées reçues selon lesquelles les fraudes seraient massives en France, ce travail montre en revanche que ce phénomène reste relativement modéré » 3. À l’inverse, les fraudes aux cotisations sociales ne bénéficient pas d’un tel zèle. Selon le Conseil des prélèvements obligatoires, toutes entreprises confondues, elles représenteraient 30 % du montant global estimé de la fraude fiscale et sociale, et coûteraient à l’État français entre 8 et 14 milliards d’euros par an. C’est combien le « trou » de la sécu, déjà ?
Conséquences de ce contrôle, le « bénéficiaire » de prestations sociales se doit d’être d’une complète transparence, exposer sa vie privée comme justifier les deux brosses à dents présentes dans la salle de bains ou déclarer le chèque de la grand-mère pour Noël. Il doit répondre mensuellement de sa situation face à un référent inquisiteur, donner les preuves de sa recherche active d’emploi, déclarer les congés qu’il prend et durant lesquels il ne sera pas joignable sous peine de radiation 4.
Ces exigences de transparence ne s’appliquent pas en revanche à ces mêmes institutions. Il est par exemple très difficile et très long de connaître les raisons exactes d’une suspension d’allocation. Dans la majorité des cas, il n’y en a pas, la décision étant arbitraire. Sur quarante-trois cas de fraudes constatées dans une CAF de Cambrai en 2007, vingt-six étaient des erreurs ou omissions 5, le reste s’apparenterait davantage à de la débrouille qu’à de la fraude caractérisée.
À cette optique gestionnaire de retour à l’emploi s’ajoute une forme de méfiance à l’égard de « l’usager » dit agressif, malade ou menteur. Ainsi s’installe, au sein de cette organisation sociale inégalitaire et répressive, une véritable culture de la paranoïa qui se traduit en particulier par une mise à distance entre les « clients » et les prestataires de services : développement de plates-formes téléphoniques, séparation des employé-e-s et des usager-e-s dans les services publics qui gèrent la précarité (l’agencement intérieur des CAF, CPAM et autres Pôle emploi a été pensé de façon à ce que les employé-e-s puissent se déplacer dans leurs bureaux sans côtoyer les usager-e-s), etc.
Toutes ces mesures s’accommodent mal avec les missions de service public 6… Rien d’étonnant à ce que l’on assiste à la privatisation de ces prestations. La pauvreté et la précarité deviennent un marché sur lequel il est possible de faire du profit et de s’enrichir (activités occupationnelles, placement, formations). Pour chaque chômeur-euse suivi-e et placé-e avec des contrats d’au moins six mois, les prestataires de services privés touchent de mille cinq cents à six mille euros. Sociétés de conseil en management et agences d’intérim étendent leurs activités au placement des chômeurs. Les acteurs privés qui ont amplement contribué à la précarisation du monde du travail bénéficient aujourd’hui du marché de l’aide sociale.
Présentés comme des « services au précaires », les dispositifs sociaux constituent le bras armé d’une société hiérarchisée basée sur l’exploitation d’une main-d’œuvre corvéable et que l’on voudrait soumise et divisée. Nous sommes bien loin de la construction d’une société harmonieuse où l’activité serait guidée par les besoins de la population… La réalité que nous vivons au travers des discours politiques et des dispositifs qu’ils font naître est bien plus celle d’une dictature du marché auquel nous devrions toutes et tous nous adapter et en constituer les mécanismes bien huilés.
Des membres de l’Assemblée contre la précarisation (Marseille)
1. 80 % des travailleurs pauvres sont des femmes.
2. Voir encadré.
3. Le Parisien, 29 avril 2010.
4. On comprend ici tout le sens de la grève des chômeurs-euses lancée au printemps 2010.
5. Rapport de la commission administrative d’examen des fraudes de la CAF de Cambrai.
6. C’est d’ailleurs un patron, Michel Bon, ancien directeur de Carrefour, que l’on placera à la tête de l’ANPE de 1993 à 1995 pour la réformer : vendre des conserves ou placer des chômeurs-euses tout est question de gestion.