Réflexions sur le mouvement des Gilets jaunes

Du nouveau dans la brume

Après la nouvelle journée plutôt réjouissante du 1er décembre, et qui ne met qu’un seul mot à la bouche tant du pouvoir que des oppositions parlementaires : « Les casseurs, les casseurs, encore les casseurs… », essayons de voir un peu où nous en sommes pour préparer dans les meilleures conditions possibles un avenir que l’on voudrait joyeux, malgré la répression qui se prépare avec peut-être un retour de l’Etat d’urgence.

Le constat est général que tout le monde a été au début un peu paumé. Nous étions habitués à pouvoir déterminer assez facilement dans quelle mesure il était possible et souhaitable de nous mêler (même de manière critique) à des mouvements revendicatifs ou idéologiques, ou au contraire si nous ne pouvions pas en être. La ligne de démarcation entre « le bien et le mal », entre l’acceptable et l’inacceptable était assez claire. Il était évident que nous ne participions ni à La Manif pour tous, ni antérieurement aux manifestations contre l’avortement ou pour l’école libre, et pas davantage bien sûr aux rassemblements anti-immigration ou pour la reprise du travail après une grève. En revanche, les manifs syndicales ou antifascistes, pour soutenir les migrants ou contre les violences policières retenaient notre attention et nous y participions avec nos propres armes.

Une mobilisation d’un nouveau genre

Or à présent, et depuis quelque temps, les repères traditionnels liés à l’histoire du mouvement ouvrier battent de l’aile, et la ligne de fracture entre « le bon et le mauvais » n’est plus aussi claire. Cela éclate au grand jour maintenant avec les gilets jaunes, mais hier il y a eu les bonnets rouges, Nuit debout, qui, chacun avec ses spécificités, indiquaient que nous n’étions plus dans les configurations traditionnelles de mobilisation… Et demain ?

Drapeaux tricolores seuls ou avec croix et cœur vendéen, migrants découverts dans un camion et livrés à la police, propos sexistes et homophobes, fraternisation avec la police, le tout accompagné de Marseillaise tonitruantes, quelques têtes de fachos reconnus dans la manif parisienne ou de militants du Rassemblement national ailleurs sont autant de scènes nauséabondes qu’on a pu voir sur les chaînes en continu, ou que certains ont pu vivre sur place.
Mais il y a eu aussi l’appel de la zone portuaire de Saint-Nazaire, qui affirme que « la solution est en nous-mêmes, en nous les travailleurs, les chômeurs, les retraités de toutes origines et de toutes couleurs », les revendications sociales à La Réunion, la haie d’honneur des gilets jaunes à la manif contre les violences faites aux femmes à Montpellier, etc. Bref, c’est l’existence de ces aspects contradictoires qui font qu’il se pourrait bien que l’on ait affaire à un vrai mouvement.

Chacun peut, dans une période où les repères s’estompent, asseoir des certitudes sur des images partielles, vécues ou non, en fonction de sa sensibilité du moment, et donner plus d’importance à un aspect ou à un autre, d’autant qu’il s’agit en grande partie d’une guerre des images et des commentaires. Il faut pourtant se méfier de ce mouvement pendulaire qui dit oui qui dit non en fonction de telle ou telle anecdote, de telle ou telle déclaration ou d’une expérience malheureuse ou heureuse. Une bonne dose d’esprit critique est toujours nécessaire.

Ce qui reste, au-delà de ces contradictions, c’est le succès des blocages, ce que n’ont pas vraiment réussi les structures syndicales contre la loi travail. Et les blocages, ce ne sont pas seulement des structures opérationnelles (voire militaires) qui vont gêner l’économie (malgré ce qu’en disent les supermarchés, qui vont, grâce au gouvernement, recevoir des dédommagements) ; ce sont aussi des lieux de vie, de rencontre, de discussion ; ce sont, parmi d’autres, des cellules de base de ce mouvement. Il ne faut donc pas négliger l’aspect « être ensemble »… Et c’est dans cet espace que nous devons être présents, pour participer à son élargissement à bien d’autres colères liées à l’exploitation et pour constituer de véritables comités de lutte.
Mais pour être présent dans un mouvement, il faut en partager, du moins en partie, les objectifs sous peine de n’être que des donneurs de leçons avant-gardistes. Il faut avoir un intérêt réel à son succès, et non pas « le rejoindre » par pur souci tactique ou stratégique.

Une lutte contre la vie chère

Parlons un peu des objectifs. Il a beaucoup été reproché au mouvement des gilets jaunes de ne pas en avoir de très précis. Evidemment, si on raisonne comme dans les mouvements traditionnels – une lutte et un objectif central bien identifié –, constat est fait que ce n’est pas le cas, justement parce que ce n’est pas un mouvement traditionnel. Ajoutons que les luttes bien balisées avec un objectif bien identifié n’ont pas fait preuve, ces dernières années, d’une efficacité qui incite à se maintenir coûte que coûte dans ce schéma !
Certes, la hausse du prix de l’essence et de la taxe carbone a été le déclencheur. Mais nous avons suffisamment dit et démontré, lors de mouvements passés, que les déclencheurs officiels ne sont en partie que des prétextes à une exaspération plus profonde. Pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui ? En tout cas, nous ne pouvons pas l’exclure. Taxes ou pas taxes, la réalité c’est la vie chère, et les luttes contre la vie chère sont toujours de par le monde des mouvements de classe en ce qu’ils tentent de vendre le moins mal possible la force de travail. Notons quand même que les taxes touchent tout le monde, y compris les plus pauvres, et que s’y attaquer n’a pas exactement le même sens que de s’attaquer à l’impôt comme l’a fait le mouvement Poujade dans les années 50.

Le supposé « désespoir » des gilets jaunes revient en boucle tant de la part des commentateurs et des politiciens démagogues, qui compatissent pour faire semblant de coller au mouvement, que de celle de nombreux gilets jaunes eux-mêmes tentant de se faire entendre. Pourtant, à coup sûr, ce qu’on voit le plus dans les blocages ce n’est pas du désespoir mais de la colère, et cette colère, comment ne pas la partager ? Une colère qui n’est pas, pour l’instant, dirigée contre les plus pauvres ou contre les immigrés, mais contre l’Etat-Macron, les riches, la vie chère, le mépris de classe. De plus, la colère est certainement plus porteuse d’espoir que… le désespoir. Et c’est certainement dans cet espace-là aussi que l’on peut essayer d’avancer des pions.

On a aussi beaucoup parlé de jacquerie, histoire de montrer à quel point ce n’est qu’une révolte qui ne peut mener à rien, qu’il faut certes « écouter » (écouter est devenu le mot incontournable que les élites ont dans la bouche et qu’elles glissent à chaque détour d’intervention, cause toujours…). Mais les jacqueries étaient le fait de gens qui n’avaient plus rien à perdre et étaient prêts à mourir, le bas le plus extrême de la société. Ce n’est pas le cas des gilets jaunes, qui justement ont des choses à perdre et ne veulent pas les perdre et, en tous les cas, pas leur vie. Ce ne sont pas des « gueux ». Les composantes inférieures, les plus « défavorisées », de la société (les migrants, les SDF, le quart-monde) n’ont pas à ce jour rejoint le mouvement, et c’est d’ailleurs un enjeu sur lequel on peut envisager de peser dans l’avenir : qu’elles s’y reconnaissent et qu’elles y soient acceptées.

Il y a fort à parier que nombre de ces gilets jaunes ont peu participé aux mobilisations de ces dernières années, et il n’est pas absurde de supposer que pas mal d’entre eux râlaient contre les barrages, lors des grèves contre la loi travail. Pourtant, la dynamique enclenchée a, comme en 1995 ou contre le CPE, comme pendant les dernières grèves cheminotes, permis qu’une solidarité se manifeste même sans participation aux barrages. Le simple fait de mettre un tissu jaune à l’avant de sa voiture indique qu’il existe là aussi un aspect de lutte par procuration.

La fin de l’« hégémonie culturelle » de gauche

Il n’existe pas de mouvement chimiquement pur.
Rien n’est jamais acquis définitivement : le racisme et le sexisme ou l’homophobie peuvent montrer le bout du nez même dans les structures les plus décidées et préparées à les combattre, alors pourquoi ce genre d’expressions seraient-elles absentes dans un mouvement de centaines de milliers de gens qui, pour une bonne part, n’ont jamais milité ? Pourquoi les pulsions interclassistes et poujadistes n’existeraient-elles pas dans une période plutôt contre-révolutionnaire où le citoyennisme l’emporte sur la lutte des classes, où le capital est à l’offensive, où les repères se floutent ? Ça serait un miracle et nous ne croyons pas aux miracles !
La question serait plutôt : comment faire pour que ces pulsions ne deviennent pas hégémoniques et comment reconquérir un peu de terrain contre elles ? Qu’est-ce qui peut accentuer dans ce mouvement l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat ? Ou bien, à l’inverse, qu’est-ce qui peut obscurcir cette distinction ? Qu’est-ce qui peut faire que ce soit l’exploiteur, le patron, qui soit dénoncé et pas le gabelou ? Comment faire pour que le rapport entre l’Etat et la bourgeoisie soit mis en évidence ? Etc.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale et pendant quelques dizaines d’années, une hégémonie culturelle de gauche a imprégné les luttes revendicatives, sur la base de l’antifascisme et de valeurs théoriques d’égalité et de justice sociale qui formaient un socle difficile à remettre en question ouvertement. Ces valeurs étaient plus ou moins vécues inconsciemment par la gauche (dont les libertaires) comme immortelles, alors que dans la réalité elles ont décliné dans la société tout entière depuis le milieu des années 1980, avec Mitterrand au pouvoir, sans qu’on s’en rende compte vraiment. On est passé d’une période où il suffisait de traiter quelqu’un au comportement douteux de « fasciste » pour qu’il se fasse petit, et disparaisse la queue entre les jambes, à des situations où le mot est à peine considéré comme une insulte ! Oublié, le fait que la « victoire » de 1945 s’est construite sur un imaginaire tout autant anti-allemand (nationaliste) qu’antifasciste. Oublié, que le compromis d’après-guerre entre syndicats et patronat autour des « acquis sociaux » a joué un rôle d’endormissement et fait croire que les valeurs « de gauche » étaient acquises pour toujours.
Le surgissement plus ou moins spontané d’une révolte sociale, du moins sans structure représentative apparente et sans histoire bien déterminée, offre un champ possible à des imaginaires idéologiques qui sont plus ou moins ouverts au départ, mais qui prendront des orientations qui dépendront d’une hégémonie culturelle plus large.

Le rôle des réseaux sociaux et des médias, mais pas seulement

Les « réseaux sociaux » remplacent la structuration politique traditionnelle pour organiser des mouvements. L’historien Noiriel y ajoute les chaînes en continu, qui ont amplifié celui des gilets jaunes en lui donnant une dimension nationale. Signalons que cela n’est pas entièrement nouveau. En 1968, le media radio (transistor, surtout RTL et Europe 1) a joué le même rôle pendant toute la période des manifestations et des barricades.

Actuellement, c’est le verbe qui remplace l’écrit… Peu de textes, peu de tracts, peu de banderoles même, mais des micros tendus à tout-va, et on sait bien que ce qui donne le sens et la teneur d’un mouvement, c’est vers qui on tend le micro.

Pourtant, il ne faut pas surestimer le rôle des réseaux sociaux et des médias, ou du moins ne pas attribuer qu’à eux l’importance de la mobilisation actuelle. Il y a aussi, ce qui est plus intéressant, les groupes que l’on peut qualifier comme de proximité – voisins, amis, copains de boulot se sont rendus ensemble sur les blocages. Et, surtout, il y a les mille et une associations, culturelles, sportives, humanitaires et autres qui demeurent en fait le tissu de la sociabilité en France, alors qu’on nous parle de la disparition des structures intermédiaires. Les médias d’information occultent bien sûr, ces associations, car elles n’ont besoin d’eux que pour annoncer une activité dans le journal local. Mais ce sont ces structures, formelles ou informelles, qui relient réellement les gens et qui servent de plus en plus à la mobilisation.

La question de la représentation

Ce mouvement n’a pas été au début dans une logique de représentation. C’est là un des éléments qui ont fait son succès, et c’est ce qui a été insupportable aux yeux des politiques, des « journalistes » TV et des commentateurs-spécialistes dont les dents rayent les parquets des plateaux. Il n’est que de voir les tout bons conseils qui jaillissent un peu partout, de la part des ennemis comme des amis : organisez-vous, désignez des représentants, que le pouvoir puisse négocier, etc. Or c’est justement parce qu’il ne le pouvait pas que ce mouvement a eu un réel succès et qu’il est intéressant.
L’abandon de cette logique de non-représentation pourrait bien sonner son glas. Il se pourrait en effet que les structures représentatives dont se doterait le mouvement des gilets jaunes soient autrement plus dangereuses pour son avenir que les contradictions idéologiques qui s’y affronteraient. Parce que ceux qui ont le plus intérêt à ce qu’il se dote de « représentants », ce sont les patrons et l’Etat (et/ou les récupérateurs de tous bords).
Bien entendu, vont se dégager petit à petit des « délégués porte-parole » ; ils seront une dizaine au début puis se dégageront deux ou trois têtes. Les délégués seront contestés, mais la sclérose finira par l’emporter. Pourtant, ce n’est pas parce qu’on sait que ça se passera certainement comme cela qu’il faut abandonner cet axe primordial : conserver aussi longtemps qu’on peut la non-représentation, et, quand il y a représentation, la maintenir sous le contrôle d’un mandat précis et surtout sous celui de l’action sur le terrain.

OCL

Tiré du site de l’OCL/Courant alternatif qui propose aussi d’autres textes sur le mouvement:
http://oclibertaire.lautre.net/

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