Se fondant sur ses recherches antérieures et sur une enquête en cours, Benoît Coquard se propose dans cet entretien de décrire et d’interpréter sociologiquement le mouvement des « gilets jaunes », dont le prochain temps fort aura lieu demain 24 novembre.
Il donne en particulier à voir l’ancrage du mouvement dans les classes et les sociabilités populaires, les raisons d’agir et les logiques d’action des participant·e·s, et plus généralement le caractère éminemment politique de la contestation en cours, non dans un sens restreint – c’est-à-dire partisan – du mot, mais au sens où elle exprime publiquement – à partir de la question des taxes sur le carburant – une fronde généralisée contre la dégradation des conditions de travail et d’existence de la majorité de la population.
Sociologue, Benoît Coquard travaille depuis plusieurs années sur les milieux ruraux, et est membre du CESAER (INRA, Dijon).
Tu es sociologue, spécialiste des classes populaires rurales, et tu étais sur un barrage le 17 novembre dans le cadre de la mobilisation des « gilets jaunes ». Peux-tu nous dire d’abord quelques mots sur les raisons et les conditions de cette observation mais également sur le contexte territorial que tu connais bien pour y avoir consacré ta thèse ?
J’ai passé ma journée de samedi à parler à des gens sur des barrages dans des cantons ruraux plutôt en perte de vitesse qui perdent des habitants, ont été désindustrialisés, privés des services de proximité. C’est là que se concentrent les classes populaires et que l’utilisation de la voiture est impératif afin d’avoir un travail et une vie sociale. Par la suite, je vais suivre le mouvement dans la durée pour avoir un peu de recul sur ce qui est à mon sens une mobilisation exceptionnelle, surtout dans ce type d’endroit.
Commençons par la sociologie du mouvement : qui était présent sur le barrage en termes de propriétés de classe, de genre, ethno-raciales et d’âge ?
Je vais prendre des pincettes sur ce sujet parce que je me base seulement sur mes observations, forcément partielles. Ce qu’on peut dire assurément, c’est qu’il y a beaucoup de monde, alors même que l’on se trouve dans des milieux ruraux peu peuplés et peu enclins à se mobiliser en temps normal. Les participants eux-mêmes sont surpris devant l’ampleur et la multiplicité des points de blocages dans des zones où l’on dit entre habitants qu’il ne « se passe jamais rien ». Aussi, je n’ai pas repéré, comme disent les journalistes, de « portrait robot » du « gilet jaune ».
Là où je me risquerais un peu plus, c’est sur les milieux sociaux les plus représentés parmi les mobilisés, c’est à dire ceux qui ont passé une grande partie de leur journée sur un barrage (tandis que d’autres ont simplement posé le gilet jaune sur le tableau de bord ou liké les pages Facebook). En utilisant un indicateur forcément trop aléatoire, j’ai demandé la profession d’environ 80 personnes. Dans une région déjà très ouvrière, à 9 exceptions près (professions intermédiaires du privé, artisans, agriculteurs), celles et ceux que j’ai rencontrés appartiennent sans surprise aux classes populaires. Typiquement, il s’agissait de femmes employées et d’hommes ouvriers. Puisqu’on était samedi, c’était surtout des gens qui travaillent dans les grandes boites et qui étaient en weekend, il y avait aussi des chômeurs. D’autres salariés des petites entreprises les ont rejoints dans l’après-midi après le travail. Continuer la lecture →